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Faits d’hiver

dimanche 19 octobre 2008, par Goruel DVILI


J’aime bien ces soirs d’hiver à Nancy, quand les lumières diffusent cette lueur jaune orangée entourée de brumes, surtout quand je peux les voir depuis la fenêtre de mon bureau. Mais là, c’est des projecteurs avec leur puissante lumière blanche criarde qui me permettent d’apprécier le cadeau que l’on m’a fait sous la porte de la Craffe : un beau corps, bien sanglant. J’avoue que j’envisageai une nuit plus calme. Nancy n’est pas une ville qui donne dans le fait divers habituellement.

Alors que les gardiens de la paix empêchent les badauds de s’approcher de la scène de crime, je contemple le corps de cet homme égorgé et abandonné là. J’attends l’arrivée des scientifiques, mon Grissom à moi dans sa jolie combinaison blanche. Déjà, je peux faire quelques constatations : le corps a été déplacé, il n’y a pas assez de sang sur place pour que le crime est eu lieu ici. Cela dit, faut être sur de soi pour déposer un cadavre à cette heure dans ce quartier. Y a des endroits moins passants. Les « bleus » font le tour du quartier pour trouver des témoins, mon adjoint s’occupe de la vieille dame qui a trouvé le corps en promenant son chien – qui n’arrête pas d’aboyer depuis qu’on est là soit dit en passant. Arrive enfin le légiste et les rats de laboratoire. Oui des rats, qui s’agitent dans tous les sens et ramassent tout ce qu’ils trouvent. Le légiste est un grand maigre avec une barbe de trois jours, et rien n’échappe à ses yeux verts. Après les remarques d’usages – températures du corps pour déterminer l’heure de la mort, les photos, les témoignages – le corps est embarqué. Nous aurons les résultats dans une poignée d’heures. Je fais signe au brigadier qu’il peut me joindre sur mon portable dès qu’il a du nouveau.

Je rentre chez moi, au Faubourg des trois maisons. J’y vis avec mon compagnon, architecte. Nous avons acheté trois anciens appartements et modifié l’organisation. Au début nous partagions le même bureau, mais la vue de la violence sordide dans laquelle je salis mes grôles tous les jours a vite choqué le cœur sensible de Quentin. Oui, de nous deux, c’est vraiment lui la tapette de service. Par contre, comme son agence est au rez-de-chaussée, il est toujours là quand je rentre. Il est là, plié sur sa petite maquette, les doigts plein de colle. Je lui souris, mais d’un seul regard, il a vite compris que je ne restais pas longtemps. Le temps de me réchauffer une cochonnerie au micro-onde, de prendre un café… Même pas ! Le portable sonne. Le légiste. Je décroche et lance un laconique « j’arrive » et raccroche aussitôt. Une caresse au chat, une bis à l’architecte de mon cœur, me revoilà dans les rues froides de Nancy, direction boulevard Lobau, 3ème sous-sol, rayon surgelés.

« Docteur Valère, qu’est-ce qui vous a pris d’aller si vite ? » m’écris-je en entrant dans la morgue. « Edmond, quand feras-tu au moins semblant d’avoir du respect pour mes locataires ? » me répond dans un chuchotement le légiste. Oui, mes parents m’ont prénommé Edmond. Enfin, c’était surtout le choix de mon père qui adorait Cyrano de Bergerac, la pièce de Rostand, d’où mon prénom. J’ai évité Savinien. Et puis, je me suis vite fait à Eddy ou Ed. Un claquement de doigts sous mon nez et Valère me sors de mes pensées. « Regarde ce que je viens de trouver ». Ouvrant la bouche de notre victime, il en sort un bout de papier froissé. « On dirait un billet, dis-je.
- Oui, cent francs belges, dit le légiste en défroissant le papier.
- Cent francs belges ? Ils ne sont pas passé à l’euro les belges ?
- Si, en même temps que nous, me répond Valère.
- Une idée sur son identité ?
- J’ai fais partir les empreintes y a un moment déjà.
- Cause de la mort ?
- Égorgé comme un cochon, par un droitier. Il devait être inconscient à ce moment là. Il y a trace d’un coup violent sur là tête.
- Rien d’autre ?
- Non, je te fais signe si j’ai plus d’informations, finit Valère en me tournant le dos, signe qu’il est temps de le laisser continuer son travail.

Je remonte à mon bureau quand mon adjoint m’interpela dans les escaliers : « On a un deuxième corps ». Je fermais les yeux et baissais la tête. La nuit va être longue.

Encore une fois, le chemin n’est pas long. Nous sommes attendus par le gardien de la Pépinière qui a découvert le corps. Une nouvelle fois, la victime a été égorgée mais dans un autre lieu. Qui serait en débardeur et short en hiver à Nancy ?

Valère est arrivé avant moi. D’un signe de tête, il me demande d’approcher. Il ouvre la bouche du macchabé et en ressort un chronomètre. Je le regarde droit dans ses beaux yeux verts. Nous savons tous les deux que nous risquons d’avoir beaucoup de boulot dans les heures à venir. Surtout avec un tueur en série sur les bras.

Un lien, voilà ce qu’il nous faut ! Un lien entre les victimes. C’est si simple à la télé ! En quarante-cinq minutes, les criminels sont arrêtés grâce à un poil ou un bout de peau. Le désavantage, c’est que les criminels réels regardent aussi les séries télé, et ils font de plus en plus attention. Surtout quand c’est prémédité. Les photos des deux victimes sont punaisées sur le tableau de liège de mon bureau. Je ne peux pas les quitter des yeux. Comme si elles allaient me parler. L’odeur du café me sort de ma songerie. Mon adjoint vient de revenir de la salle de repos avec deux mugs de café bien fort. Il pose ma tasse sur mon bureau et reprend sa place derrière son ordinateur. Je sirote mon café. Il est brulant. Mes yeux se posent à nouveau sur ces deux hommes. Ils ont à peu près le même âge mais pas de caractéristique physique commune. Les tueurs en série ont besoin de stimuli pour agir. Quel est celui qui relie ces deux hommes ? En même temps, ce sont des crimes prémédités. Il y a le déplacement des corps, l’objet dans la bouche, peut être même la façon d’être habillé.

« Chef, on a un retour des empreintes. La seconde victime : Roger Jeunet, 68 ans, interpellé pour état d’ivresse et conduite dangereuse en 1986… rien depuis. A l’époque, il était prof dans un lycée à Nancy.
- Qu’enseignait-il ?
- Il était prof… de sport, répondit mon adjoint avec beaucoup d’étonnement dans la voix.
- Quoi ? Qu’est ce qui te fait réagir comme ça ? lui demandé-je.
- Il était en short, ça a peut être à voir ?
Je restai coi devant cette remarque de mon adjoint. C’est un homme plutôt discret, qui n’avait, me semble-t-il, jamais émis d’hypothèse aussi censée que cette dernière depuis qu’il était dans mon service. Reste à prouver que cette hypothèse se justifie. Et il ne me fallu pas attendre longtemps pour en avoir la confirmation. L’identité du premier corps vint par le biais de l’Education Nationale : il s’agissait d’un prof d’économie. D’origine Belge, il avait enseigné dans le même établissement que Jeunet, et à la même période. Mais cette nouvelle n’arriva pas seule. Un troisième corps venait d’être trouvé. Nicole Ribaud, ancienne prof de français, trouvée égorgée dans la rue Charles le Téméraire, un stylo plume dans la gorge.

« Trois corps en moins de quatre heures ! En moins de quatre heures Edmond ! Nancy n’a pas besoin de ça ! Vous m’entendez Edmond ! «  Mon divisionnaire. Toujours plus attiré par la politique que par la découverte de l’assassin. En même temps, je comprenais qu’l ne souhaitait pas une mauvaise publicité pour la ville. Imaginez le slogan : Nancy, sa place Stanislas, ses bergamotes et son tueur en série… « Des résultats, Edmond ! Et donnez moi ce que vous avez que je puisse en faire part à monsieur le Maire. »

Je quittai le bureau pendant que le divisionnaire informait le gros Rossinot. Cependant, il avait raison sur un point : trois corps en moins de quatre heures, je n’avais jamais vu ça. Le téléphone sonna. Valère à nouveau. Je ne décrochais pas mais dévalais les escaliers vers la morgue quatre à quatre.

« Même mode opératoire pour les trois : un coup sur la têt puis égorgés inconscients. »
Je regardais le corps de la dernière victime. Elle était plus jeune que les deux autres, de dix ans au moins. Mon adjoint entra en trombe dans la morgue.
« Chef, j’ai trouvé un lien entre les trois victimes ».
Il posa un paquet de feuilles sur une table d’autopsie tandis que Valère et moi le rejoignons.
« Nous savons qu’ils enseignaient dans le même lycée tous les trois, mais ils n’ont partagé qu’une seule fois la même classe, dit mon adjoint fier de lui.
- Comment pouvez-vous penser que nous pouvons réduire notre champ d’investigation que sur une classe. Ils ont peut être eu des élèves communs sur plusieurs années, lui dis-je. - C’est impossible. Ils n’ont enseigné ensemble dans le même établissement que sur une seule année.

Le téléphone de mon adjoint sonna. Il répondit avec des « mouais » pendant que Valère et moi posions nos regards interrogateurs en attente d’infos. Il raccrocha après avoir annoncé notre arrivée imminente.
« Il faut qu’on y aille, dit-il.
- Je prends ma valise, dit Valère en se tournant vers sa table d’autopsie.
- Nous n’avons pas besoin de vous cette fois, doc, lui répondit mon adjoint, la victime est vivante.

Assi à la table de la cuisine de son appartement de retraité de l’Education Nationale, Aristide Bienvenue faisait tourner un clou dans sa main droite, tandis que la gauche appliquait un sac de glaçons sur son épaule droite. Le sexagénaire antillais avait un sourire crispé.

« Je l’ai reconnu quasi immédiatement, dit-il en me regardant droit dans les yeux.
- C’est sans doute ce qui vous a sauvé, lui répondis-je. - Ca et le fait d’être en bonne forme physique, pensa à voix haute mon adjoint.

J’interrogeai Monsieur Bienvenue sur les évènements. Il me décrit sa soirée dans les moindres détails : un coup de sonnette, il ouvre la porte, reconnait son ancien élève, évite le coup de batte de baseball sur la tête mais se le prend sur l’épaule, son agresseur se rue sur lui et essaie de lui trancher la gorge avec un couteau de chasse, Aristide lui met un grand coup de pied dans le ventre l’expulsant par la porte de l’appartement restée ouverte. Des voisins ayant entendu du bruit, sont venus voir, provoquant la fuite de l’agresseur au moment où il sortait un clou de sa poche. Ce sont les voisins qui ont averti la police.

Le récit de M. Bienvenue s’achevait quand un « bleu » glissa un papier à mon adjoint. « On a une adresse ! » s’écria-t-il en se levant précipitamment de sa chaise. Confiant M. Bienvenue aux bons soins du SAMU, nous prenons notre voiture en direction de St Max.
« L’adresse est celle du père de notre suspect, lui a passé un certain temps entre la prison et les hôpitaux psy » me signale mon adjoint. Quand nous arrivons, tout semble dire que tout est finit. Un homme est assis sur les marches de la maison de ce quartier tranquille de St Max. Il tient une enveloppe entre ses mains. Les « bleus » rentrent dans la maison tandis que je m’assoie à coté de l’homme. Sans bruit, sans saccades, des larmes coulent sur ses joues. Sans que je lui demande il me remet l’enveloppe et me dit sur un ton très calme « C’est de ma faute », ce à quoi je lui réponds « Personne ne peut prévoir ». Mon adjoint pose sa main sur mon épaule pour que je me tourne vers lui. D’un battement de paupière, il me fait comprendre que c’est finit. Les « bleus » prennent en charge le père alors que je rentre dans la maison. La scène pourrait paraître surréaliste, ces hommes et femmes en uniformes discutant comme si de rien n’était alors qu’au milieu du cercle qu’ils forment bien malgré eux, un corps se balance au bout d’une corde. Ils savent qu’ils ne peuvent y toucher sans l’accord de Valère. J’ouvre l’enveloppe et en retire un court texte manuscrit, en lettres majuscules, écrites d’une main tremblante, graver même sur le papier : « C’est de votre faute si je meurs, mais je ne partirai pas seul ! »

Une tasse de café à la main, je regarde Nancy dans les brumes d’un matin d’hiver pendant que mon adjoint tape le rapport. Notre victime a été virée du lycée par un conseil de discipline avec ses profs en accusateur. Après cela, il n’a connu que la délinquance et en prison, il a attrapé le sida. Il ne lui restait pas longtemps avant que la maladie ne l’emporte. Alors, au lieu de profiter de ses derniers jours parmi nous, il a préféré emporter avec lui ceux qu’il tenait pour responsables. C’est ça la société d’aujourd’hui : plus personne n’assume ses choix, il faut des boucs émissaires à nos malheurs. Les enseignants en sont les cibles privilégiés. L’imprimante gerbe son tas de feuilles que mon adjoint s’empresse d’agrafer, pour ranger au plus vite cette histoire sordide. Ma tasse est vide. Je mets mon manteau. Je prendrai des croissants avant de rentrer à la maison.

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